Perplexité de la communication

« Bon anniversaire Edgar » souhaite Michel Rocard dans le n° 60 de la revue Hermès qui, ce 8 juillet, commémore à la fois les 90 ans d’Edgar Morin et les 60 années d’activités au CNRS de l’écrivain-philosophe.
Je ne peux m’empêcher d’associer Michel Rocard et Edgar Morin dans ma réflexion sur la communication publique, dont on tolère mal les difficultés à véhiculer et à partager la complexité de la connaissance.

Alors que celui-là entend « dire la complexité des choses pour faire appel à la lucidité des gens », celui-ci observe que la simplification, notamment médiatique, va aujourd’hui de pair avec le démembrement par les spécialistes d’une réalité qui, pour mieux prévenir de l’avenir, doit être perçue dans sa globalité.
Pour parler vrai Rocard ne se conforme pas à une obligation de parler simple. Avec un pied-de-nez aux exigences réductionnistes de la plupart des exercices médiatiques, il assume la complexité. J’ai pu analyser qu’il tire de bons bénéfices d’image de l’authenticité et de la conviction de ses démonstrations ardues. Nombre de ceux qui le regardent sur leur petit écran, tout en avouant n’avoir pas pu suivre la totalité de ses propos, lui savent gré de ne pas caricaturer la réalité.

Alors que l’immédiateté des flux de données et l’élargissement planétaire des questionnements contribuent de manière entropique, hors des cercles d’initiés, à la complexité de l’information, Edgar Morin dénonce en ouvrant La Voie (Fayard, janvier 2011) «les cécités d’un mode de connaissance qui, compartimentant les savoirs, désintègre les problèmes fondamentaux et globaux».

Errements de communication ! Aujourd’hui plus que jamais, connaissance et communication sont le double visage d’une même perplexité. La gouvernance se pervertit de mal user de la communication, les simplifications de la seconde se substituant aux complexités de la première.
La communication politique en est venue à s’élaborer de manière autonome, en marge de l’action publique. Elle est une spécialité, de moins en moins apte à rendre compte de la globalité du réel. Elle n’invite pas les gouvernés à dépasser, dans la conduite de l’action publique, les jeux superficiels de la conquête du pouvoir. Elle renonce à donner du sens et à rendre accessible le débat public.

Or, rappelle Edgar Morin: «Les réformes sont solidaires. Elles ne sont pas seulement institutionnelles, économiques, sociales, elles sont aussi mentales, et nécessitent une aptitude… qui requiert une réforme de l’esprit.». Il nous propose dans « La Méthode » – rééditée en 2008 – des principes pour aborder, traduire, voire communiquer la complexité. Notamment sur les registres de la relation à l’Autre et de la relation à l’environnement, il élargit l’universalisme des Lumières, trop marqué par la subjective rationalité cartésienne du « je pense donc je suis ».

Edgar Morin plaide pour la relation: «La compréhension humaine ne saurait se réduire à des données objectives. Elle nécessite une relation d’ouverture et de partage.» Et il insiste : «une véritable société de l’information repose sur sa capacité à intégrer les informations dans une connaissance complexe.»
Contrairement à ses apparences généreuses du partage de l’information, Internet conduit trop souvent, par la puissance des immédiatetés, à un déni d’humanité. Ne pas prendre le temps d’établir une relation authentique est un irrespect de l’autre, de sa singularité, de son identité. Un handicap pour une démocratie cognitive !
La démocratie, en dépit de ses graves imperfections, préserve des temps de médiation qui protègent les droits des citoyens. Tant bien que mal, elle organise le débat contradictoire qui permet de s’accorder sur des vérités humaines.

Partageant une lucidité sévère, Edgar Morin et Michel Rocard s’accordent sur l’espoir, même s’il paraît peu probable, qu’une intelligence collective peut encore advenir.